Tribunaux, états d'urgence et État de droit

Diego García-Sayán

Diego García-Sayán est le rapporteur spécial des Nations Unies sur l'indépendance des juges et des avocats. Il a été président de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Veuillez noter que toutes les opinions exprimées dans cet article sont les opinions d'auteur, qui est un expert externe, et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).

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La COVID-19 circule rapidement depuis décembre 2019, d'abord progressivement et imperceptiblement, puis exponentiellement, portée par des millions de touristes. Elle s'est propagée à l'Europe, aux États-Unis puis finalement au reste du monde. Le 11 mars 2020, l'OMS a déclaré que la COVID-19 constituait une pandémie, alors que le nombre de personnes infectées s'élevait « seulement » à 118 000 et le nombre de personnes décédées à 4 291. Avec plus de 3,5 millions de personnes infectées et plus de 250 000 morts (au jour de la rédaction du présent article), le monde a construit de nouvelles frontières et est en passe de devenir méconnaissable.

Nous sommes arrivés à un point où les frontières du monde globalisé sont affaiblies. En un clin d'œil, nous avons basculé dans un autre monde dans lequel la règle de l'isolement fait loi et l'interdiction de tout voyage transfrontalier est devenue la nouvelle norme au niveau mondial. Aussi, des mesures d'urgences généralisées ont été mises en place dans chaque pays, sous différentes formes, limitant les droits des populations et accordant des pouvoirs spéciaux aux organes exécutifs pour faire face à la pandémie.

Tout ceci est compréhensible. Dans certains pays, ces pouvoirs extraordinaires sont utilisés à bon escient et de manière efficace. À titre d'exemple, je vais partager ma propre expérience dans mon pays, le Pérou. Depuis la deuxième semaine de mars, c'est le premier pays d'Amérique latine à avoir rapidement mis en place des mesures d'isolement destinées à « aplatir la courbe » de l'augmentation des nouveaux cas et des décès.

Cependant, même si, en général, les gouvernements du monde entier ont agi sur la base de la légalité et de la légitimité lorsqu'ils ont adopté de telles mesures, des menaces à l'encontre des droits civiques apparaissent déjà, soit à des fins autoritaires, soit en raison d'une mauvaise compréhension des limites des états d'urgence dans divers cas. Trois problèmes sont particulièrement notables.

Premièrement, les états d'urgence généralisés sont, pour certains gouvernements, un terrain propice à la concentration des pouvoirs, l'érosion de la démocratie et des droits civiques. De plus, ils sont utilisés pour légitimer le suivi numérique de l'état physique voire émotionnel des individus, ou des décisions autoritaires d'accumulation et de concentration flagrantes des pouvoirs, déjà en cours, sous prétexte du caractère « extraordinaire » de la situation.

Deuxièmement, et sans aller vers les extrêmes, il y a un danger de piéger les institutions démocratiques, étant donné les menaces et les conditions actuelles fixées par la pandémie. Un équilibre subtil et une grande clarté des objectifs démocratiques sont des éléments indispensables à appliquer de manière urgente, et ce, afin que le système judiciaire, le pouvoir législatif et les gouvernements locaux fonctionnent sans entraves.

Par exemple, au sein du système judiciaire, l'utilisation du « dépôt électronique » des procédures judiciaires peut et devrait être accélérée. Comme il peut s'agir d'un objectif à moyen terme pour de nombreuses institutions, le but est qu'au moins un grand nombre d'actions en justice, de procédures et d'audiences puissent être menées à l'aide de moyens de communications numériques, en particulier si la liberté ou d'autres droits constitutionnels sont en jeu.

Troisièmement, pour paraphraser le titre du film de Luis Buñuel, Los Olvidados (littéralement, « les oubliés »), nous devrions rester conscients et vigilants quant à la situation des réfugiés et des détenus.

D'une part, outre la nécessité évidente d'avoir un ensemble de priorités concernant l'aide aux personnes vivant dans la pauvreté et l'extrême pauvreté, les migrants et les réfugiés ne peuvent pas non plus être négligés. En Amérique du Sud, on compte plus de trois millions de vénézuéliennes et vénézuéliens dispersés dans la région, notamment en Colombie et au Pérou. Leur situation actuelle repose, dans une large mesure, sur la capacité des États d'accueil, car la communauté internationale n'a pas été particulièrement généreuse jusqu'à présent.

D'autre part, les personnes détenues sont sous la responsabilité et la vigilance directes de l'État. Elles sont particulièrement vulnérables en raison des conditions de surpeuplement qui, malheureusement, ne génèrent pas une « empathie sociale » très conséquente quand la criminalité est généralisée. Dans le contexte actuel, des détenus, entassés dans des bâtiments carcéraux surpeuplés, se sont révoltés par peur de la propagation du coronavirus dans différents endroits du monde.

Il existe également des prisons pour femmes surpeuplées avec de nombreuses femmes indigènes, détenues pour leur statut présumé de « mules » du trafic de drogue. Certaines peuvent avoir fait l'expérience de procédures judiciaires biaisées. La libération de bon nombre d'entre elles, dont la plupart ne sont pas « dangereuses », sera un acte de justice en soi et, en outre, un moyen de décongestionner les prisons, qui se trouvent dans des conditions très critiques.

Il est donc urgent que les systèmes judiciaires étudient et accordent des grâces aux personnes qui sont sur le point de purger leur peine et n'ont pas commis d'infractions violentes. L'expulsion des détenus étrangers dans leur pays d'origine est une autre réponse possible à court terme. D'autres catégories considérées comme pertinentes doivent faire partie d'un plan de réduction immédiate du nombre de détenus, et ce, avant que des actes de violence graves n'aient lieu.